Graine d'historien
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Le lecteur "créateur" 

Le racontage : des réénonciations du texte pour vivre la lecture littéraire comme une expérience personnelle

 

 

S. Martin, à partir du texte de W. Benjamin, Der Erzähler, pense une nouvelle approche de la littérature de jeunesse, approche critique mais aussi didactique où la voix est centrale. Cette approche questionne la posture de celui qui reçoit l’oeuvre  : est-il un « écouteur potentiellement raconteur » qui lie avec le texte « une relation transsubjective »  ou un simple « interprète » qui reste à distance  ? W. Benjamin et, à sa suite, S. Martin tranchent pour la première posture. Et lorsqu’il y a racontage, il ne s’agit pas d’un « dévoilement d’une information provisoirement cachée » mais de la mise en relation de voix, celles du texte bien sûr mais aussi celle de l’énonciateur réel, épaisse de toutes les expériences qu’il a déjà vécues ou lues. 

 

Cette approche repose en fait sur l’idée qu’« une oeuvre est toujours l’histoire d’un échange de voix, de lieux, de moments, de vues, d’écoutes et, surtout, d’expériences ». Pour S. Martin, ce sont justement ces échanges qui construisent le lecteur dans sa subjectivité. L’enjeu de la lecture n’est pas, pour lui, d’exploiter l’oeuvre « comme un gisement de sens » mais plutôt de la « faire vivre comme une voix qui conseille, qui fait mieux voir, mieux entendre, mieux vivre ». On retrouve ici l’idée énoncée au colloque sur l’enseignement de la littérature qui s’est tenu à Cerisy en 1970, à savoir qu’ « il faut, non pas tant parler de l’oeuvre, mais laisser parler l’oeuvre » parce que l’expérience littéraire est de l’ordre de l’affect et non de l’intellect. Pour S. Martin, il s’agit de « lancer la relation que l’oeuvre elle-même porte jusqu’à la faire porter par ses auditeurs ». Et c’est le racontage qui permet de lancer cette relation.  

 

Il consiste en effet, comme réénonciation du texte, à le faire sien « dans sa propre voix, sa propre manière, son propre corps »,  l’ambition étant de « faire écouter, de faire voir ce que l’oeuvre nous fait  ». Mais cette réénonciation n’est pas seulement le classique rappel de récit ou la reformulation synthétique dont parle C. Tauveron. Les modalités en sont multiples pourvu qu’elles permettent au lecteur de dire le texte, son texte, de (se) dire dans le texte, en somme de « faire oeuvre avec les oeuvres ». 

 

La première de ces réénonciations, pour S. Martin, doit être celle du maître qui doit prêter sa voix à l’écrivain : 

 

II lui offre sa personne. Dès lors, support de désir et de répulsion, lieu et chair de l'affect, il se montre, s'exhibe. Toute estrade est un tréteau. Acteur, professeur : histrions par qui s'incarne le verbe.

Il ne s’agit pas seulement, pas essentiellement, de permettre aux élèves qui ont des difficultés de décodage d’accéder au texte et ainsi à des tâches cognitives de haut niveau comme le précise le programme - l’objectif n’est pas de de faire passer du son - mais de donner à entendre à tous les élèves, bien au-delà du sens, une expérience vive, la façon dont l’oeuvre résonne pour le maître. Le maître, par sa voix, doit donc « faire oeuvre » autant qu’il doit « être au service de l’oeuvre ». Et mettre les élèves en posture d’auditeur, c’est en réalité  faire d’eux des lecteurs puisque lire c’est entendre la voix du texte. La lecture magistrale est ici initiation à la fois à l’acte de lire et à l’oeuvre elle-même. Elle permet l’entrée dans le texte en donnant accès à sa voix, « une voix-relation qui met dans la connivence, qui fait la convivialité, qui ouvre la confiance ». C’est cette voix qui incite à reformuler l’oeuvre à sa manière jusqu’à la faire sienne. Cette reformulation, ce racontage peuvent plusieurs formes. 

 

Cela peut être une mise en voix non pas du texte dans son intégralité mais d’une courte situation pour mémoriser dans son corps un extrait de l’oeuvre. Cela peut se faire aussi avec de petits objets sur une table pour mimer la situation. Cette proposition fait écho à celle de S. Cèbe et R. Goigoux qui demandent à des enfants de maternelle de raconter l’histoire à partir de marionnettes. Pour S. Martin, cette activité est le moyen de « visualiser, d’entendre, de résonner l’oeuvre ». Les différents essais seront l’occasion d’échanges entre élèves. Au final, il ne s’agit pas tant de rendre le texte expressif comme le préconise le programme que de vivre sa lecture, de faire en sorte que « les gestes et les phrasés s’entendent et se voient par corps ». 

 

Cela peut être aussi raconter sa lecture non pas pour la vérifier mais pour la construire à sa manière. S. Martin propose de garder trace du racontage dans des livres-parcours d’oeuvres. 

 

Ce peut être encore lister des éléments pris au texte à partir d’un critère de saisie choisi par l’enseignant pour favoriser l’entrée en reformulation. L’élève doit ensuite hiérarchiser ces éléments et confronter son échelle à celles des autres. L’objectif n’est pas de valider la « bonne » échelle mais d’engager la discussion sur le texte, avec le texte. 

 

Ce peut être encore poursuivre sa lecture en écrivant les paroles des « sans voix ». Il s’agit d’écrire à la première personne, à la place de personnages mais aussi d’objets… Ce sont des écritures courtes, rapides et non d’une écriture-réécriture dont le but serait de réaliser un beau texte. L’objectif est de permettre à l’élève de « donner son avis sur, avec, dans l’oeuvre, sans pour autant s’exposer dans l’impudicité des paroles trop personnelles », caché qu’il est derrière la situation d’énonciation. Le commentaire n’est pas externe au récit mais à l’intérieur, dans son prolongement. Ces écritures courtes peuvent être aussi l’occasion pour l’élève d’imaginer, de créer dans les interstices du texte. Que ce soit par des commentaires ou des ajouts créatifs, le lecteur entre dans l’oeuvre, se l’approprie. Plusieurs écritures peuvent être réalisées comme autant de versions du parcours d’un lecteur ou de la classe. Elles peuvent être reprises pour montrer à un élève, à la classe le fil de la réflexion engagée. 

 

Ces reformulations, ces racontages, qu’ils soient oraux ou écrits, permettent à l’élève de se poser des questions, de chercher les « bonnes questions : celles qui font vivre l’oeuvre le plus possible ». Entrer en relation avec l’oeuvre, c’est alors entendre la question qu’elle pose et pour y répondre questionner l’oeuvre elle-même. Le programme de cycle 3 nous y invite lorsqu’il affirme qu’« il s’agit d’apprendre aux élèves à questionner eux-mêmes les textes, non à répondre à des questionnaires qui baliseraient pour eux la lecture ». 

 

Le programme de cycle 3 préconise aussi cette appropriation subjective des oeuvres qui doit s’appuyer sur « une verbalisation de ses expériences de lecteur et sur un partage collectif des lectures ». Dans les repères de progressivité concernant la lecture en CM1-CM2, il est indiqué que 

 

Les activités de lecture doivent permettre aux élèves de verbaliser, à l’oral ou à l’écrit, leur réception des textes et des œuvres : reformulation ou paraphrase, mise en relation avec son expérience et ses connaissances, mise en relation avec d’autres lectures ou d’autres œuvres, expression d’émotions, de jugements, à l’égard des personnages notamment.

mais il est aussi ajouté qu’en 6ème, on vise « un début d’analyse du fonctionnement du texte littéraire (…) : identification du genre à partir de ses caractéristiques, mise en évidence de la structure d’une oeuvre, réflexion sur certains procédés remarquables (…) ».  S. Martin est très rétif à cette dimension techniciste de la lecture. Pour lui, la valeur de l’oeuvre n’est pas à ramener à des catégories abstraites mais bien au sujet, « à ce qui fait du sujet, c’est-à-dire à la fois des subjectivations individuelles et collectives, et à l’histoire, ce qui fait de l’histoire, c’est-à-dire autant de parcours individuels et collectifs ». 

 

Extrait de mon mémoire de Master 2 Littérature de jeunesse, 

Le racontage, initiation à la lecture littéraire, 2017

Bibliographie 

 

Les citations présentes dans le texte ci-dessus sont extraites des références suivantes. 

 

MARTIN, S., 2014. Poétique de la voix en littérature de jeunesse, le racontage de la maternelle à l’université. Paris : L’harmattan. 

 

MARTIN, S., Les fables de la voix en littérature enfantine : actualités du «Raconteur» (Der Erzähler, 1936) de Walter Benjamin, Strenæ [En ligne], 5 | 2013, mis en ligne le 01 septembre 2013, consulté le 15 décembre 2016 sur l’adresse : http://strenae.revues.org/961 

 

MARTIN, S., 2013, Une séquence didactique pleine de voix. Consulté sur l’adresse https://ver.hypotheses.org/775.

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