Pour C. Tauveron, la lecture littéraire est « un jeu interactif entre deux partenaires, un texte singulier et un lecteur singulier », un jeu de stratégie :
L’un (le texte) propose des coups avec lesquels l’autre (le lecteur) doit composer. Inversement, le lecteur soumet au texte des propositions d’orientation auxquelles le texte doit réagir, propositions qu’il peut refuser parce qu’elles le bousculent, propositions qui au contraire peuvent l’enrichir au-delà de ce qu’il avait anticipé.
Mais cela peut être aussi un jeu de piste si « le texte propose un itinéraire virtuel à parcourir qui s’actualise au fur et à mesure que le lecteur résout les énigmes disposées sur le chemin », un jeu de construction où le lecteur devra combler les lacunes du texte, ériger « des ponts et des petites maisons personnelles entre les interstices ».
Pour C. Tauveron, c’est un jeu où lecture naïve et mise à distance, compréhension et interprétation sont intimement liées. Le lecteur peut se laisser happer par l’illusion référentielle, croire un moment en l’existence du monde décrit par l’auteur, se faire lisant, si nous reprenons la terminologie de V. Jouve (1993). Mais il sait que le texte est la construction d’un auteur qui exige de lui qu’il se fasse interprète. Et cet auteur, comme le rappelle V. Jouve, est double, à la fois « instance narrative qui préside à la construction de l’oeuvre » et « instance intellectuelle qui, par le canal du texte s’efforce de transmettre un message ». L’interprétation doit donc l’être aussi. Le lecteur doit « se forger une représentation (parmi d’autres) globale et cohérente de l’intrigue », c’est l’interprétation de type 1 chez C. Tauveron où le lecteur se fait lectant jouant (V. Jouve). C’est en adoptant cette posture que le lecteur peut apprécier la façon dont l’auteur l’a pris dans les mailles de son filet, a fait de lui un lisant. Il peut aussi produire une réponse à la question : « au-delà de ce que dit le texte, qu’est-ce qu’il me dit ? quelle morale, enseignement, portée symbolique… puis-je en dégager ? ». C’est ce que C. Tauveron nomme l’interprétation de type 2. Le lecteur se fait alors lectant interprétant (V. Jouve).
Pour que l’élève-lecteur puisse jouer, pour qu’il ne soit pas seulement lisant mais aussi lectant, il faut qu’il soit formé à ce jeu, qu’il s’en approprie les stratégies spécifiques. C. Tauveron les aborde par une suite de métaphores où le lecteur endosse tout un ensemble de rôles. Pour elle, le lecteur efficace rassemble, au fur et à mesure de la lecture, des indices pour reconstituer l’intrigue et travailler à la complétude du texte, adoptant ici le rôle du détective. Il doit « détecter puis combler les blancs de l’intrigue (…) c’est-à-dire ajouter les pièces manquantes » mais aussi, par exemple, remettre en ordre le texte lorsque celui-ci ne se déroule pas de façon chronologique. Il est également attentif à la moindre pépite de sens ou de non sens qui le mettrait sur le chemin d’une interprétation, tel un orpailleur en quête d’un filon. Il interroge le texte ou cherche les questions que lui pose le texte. Il construit des hypothèses, « relie, tresse les mots épars, les phrases disjointes » et évalue ses hypothèses en fonction des indices rassemblés. Il anticipe aussi les pièges tendus par l’auteur tel un stratège ou apprécie la construction de celui dans lequel il est tombé. Investissant les zones incertaines du texte, il ose les interprétations s’appuyant sur celui-ci mais se référant aussi à sa mémoire affective et culturelle, fouillant tel un archéologue à la recherche d’autres histoires ou de situations issues de son expérience personnelle pour découvrir ce qu’il y a derrière les mots. Il n’hésite pas à être un peu vagabond, allant et venant dans le texte à la recherche d’indices qu’il n’aurait pas vus. Mais il se fait surtout tisserand quand il met en lien le texte avec l’intertexte - toutes ces citations, ces références à d'autres oeuvres -, avec l’intratexte - les autres récits de l’auteur - et avec sa bibliothèque intérieure - toutes les histoires qu'il a déjà lues. A cette liste, C. Tauveron ajoute encore la nécessité, pour le lecteur, d’identifier « les personnages en présence, leurs mobiles, leurs buts, les relations de cause à effet de leurs actes qui peuvent être tues » mais aussi « la ou les voix qui porte(nt) le texte, leur origine, leur degré de fiabilité, de sérieux, leurs discordances ».
Et parce que la littérature est un produit artistique, (le lecteur doit aussi) manifester une attention esthétique, c'est-à-dire prendre conscience qu'il y a derrière le texte une intention artistique, ce qui peut vouloir dire découvrir une intention d'égarer, une intention de donner à réfléchir sur la vie, une intention de dire métaphoriquement une réalité du monde (interprétation symbolique) ou, sur un autre plan, être capable de saisir et d'évaluer l'originalité d'une l'intrigue, la pertinence d'une technique narrative, la beauté d'une phrase.
Mais cette lecture n’est jamais solitaire. Au contraire, elle se construit dans la confrontation entre lecteurs, entre lectures.
Extrait de mon mémoire de Master 2,
Le racontage, initiation à la lecture littéraire, 2017
Bibliographie
JOUVE, V., 1993. La lecture. Paris : Hachette supérieur. p. 35.
TAUVERON, C., 2002. Lire la littérature à l’école. Pourquoi et comment conduire cet apprentissage spécifique ? Paris : Hatier. p. 17.
TAUVERON, C., 2002. « La lecture comme jeu, à l’école aussi » in Actes de l’université d’automne, La lecture et la culture littéraires au cycle des approfondissements. p.1.
TAUVERON, C. (1999). Comprendre et interpréter le littéraire à l’école : du texte réticent au texte proliférant, Repères n°9, 20.