A partir des réflexions théoriques précédentes, voici une carte des stratégies de compréhension-interprétation.
Au moment de
construire cette carte, s’est posée la question de son organisation. Nous avons choisi de nous appuyer sur le cadre proposé par J. Langer et présenté par J. Giasson.
« J. Langer a
défini quatre positions du lecteur à travers son voyage dans le texte :
position 1 : être à
l’extérieur et entrer dans le texte
position 2 : être
dans le texte et s’y promener
position 3 : se
dégager du texte et repenser ce que l’on sait
position 4 : se
dégager du texte et objectiver son expérience »
Nous ne reprenons
pas ce cadre à l’identique mais nous retenons l’idée d’un va-et-vient, où le lecteur commence par se plonger dans le texte avant d’en sortir un moment pour mieux y revenir puis en sortir à nouveau. A
chacun de ces moments, nous avons rattaché des stratégies issues soit des apports de la psychologie cognitive tels que présentés par J. Giasson soit du modèle didactique proposé par C. Tauveron. Nous
nous proposons ici de passer en revue ces différents moments du voyage du lecteur, voyage présenté schématiquement pages 17 à 20.
Se plonger dans le texte, c’est pour nous, à la fois y entrer et s’y promener. C’est comme l’indique U. Eco, se demander « mais de quoi diable parle-t-on ? » mais
sans y répondre de suite, sans trop anticiper, sans vouloir prévoir « l’intrigue singulière » comme il a souvent été fait en classe au risque que l’élève ne
puisse plus s’arracher du texte qu’il a produit. C’est surtout, comme nous l’avons déjà dit, chercher « à se forger une représentation globale et cohérente de l’intrigue ». Pour cela,
l’élève-lecteur doit
- comprendre
les phrases en mobilisant ses connaissances sémantiques mais aussi grammaticales (voir schéma 1-A) ; nous retrouvons là les micro-processus décrits par J. Giasson
- comprendre
le récit
- en
s’attardant sur les personnages pour reconstituer leur cohérence. C’est « un axe essentiel de la lecture du récit » pour C. Tauveron, « un facteur de rappel et de progression qui
offre au lecteur la possibilité de construire son interprétation ». Nombre de problèmes de compréhension rencontrés par les élèves sont en lien avec cette
question : reconnaître un personnage si celui-ci n’est pas nommé explicitement, comprendre qu’un nouveau personnage entre en scène quand apparaît un nouveau nom ou un substitut, faire la synthèse des
informations éparses dans un texte pour reconstituer la cohérence d’un personnage, trouver le but d’un personnage lorsqu’il n’est pas explicite… (Tauveron, 2002). J. Giasson (2000) souligne, elle, la
difficulté pour certains élèves d’identifier ses états émotifs pour faire des inférences. R. Goigoux et S. Cèbe (2013) vont dans le même sens. Pour eux, « la compréhension de l’implicite repose sur
la compréhension fine de l’identité psychologique et sociale des personnages, de leurs mobiles, de leurs systèmes de valeur, de leurs affects, de leurs connaissances. Elle exige que les élèves
identifient et sachent nommer leurs sentiments, leur caractère, leurs croyances mais aussi leurs buts car ce sont ces derniers qui motivent leurs actions et permettent au lecteur d’instaurer une
hiérarchie entre les événements. » Or l’éducation familiale les outille de façon très différenciée. Cela rend donc indispensable un enseignement autour de
cette question. Les deux auteurs ont conçu un outil didactique (2013) où le personnage est central. Les élèves sont invités à « s’interroger systématiquement sur ce qui peut se passer « dans la
tête des personnages », bien au-delà de ce qu’en dit explicitement le texte, à rechercher les « liens entre les faits exposés (les actions des personnages ou les
événements qu’ils vivent) et les pensées de ces personnages, pensées qui sont toujours décomposées en trois sous- ensembles : 1) leurs buts (pour le futur) et leurs raisons d’agir (en référence au
passé), 2) leurs sentiments et leurs émotions, 3) leurs connaissances, leurs croyances et leurs raisonnements. » A la page 21, un schéma reprend les différentes stratégies proposées par
ces auteurs pour guider les élèves tout au long de leur lecture. Ce travail sur les personnages permet au lecteur de reconstituer l’intrigue, de retrouver la situation dans laquelle ils étaient au
début de l’histoire, de repérer les péripéties en lien avec leurs buts et le dénouement ;
- en
cherchant qui raconte, qui voit (voir schéma 1-B) : s’agit-il d’un personnage de l’histoire qui nous livre son point de vue ou est-il au contraire extérieur à cette histoire ? Dans ce cas, est-il
omniscient ou nous donne-t-il la vision d’un personnage en particulier ? Identifier narrateur et point de vue est indispensable à la reconstitution de l’intrigue, en particulier lorsque ce
point de vue est étonnant - par exemple dans Guenièvre et Lancelot de O. Monaco et B. Massini où c’est l’amour qui raconte - ou lorsqu’il s’agit d’un relais de narration ou d’un point de vue
entièrement subjectif mais aussi parce que se pose la question de la fiabilité de ce narrateur. Nous livre-t-il une vision naïve du monde ou se vante-t-il ? Est-il sincère ou est-ce un affabulateur ?
Dans Un robot de Bernard Friot, le narrateur est un enfant. Il nous parle du robot qu’il a inventé mais cela ne correspond pas à la réalité. L’intention du texte est en fait de nous parler
d’un objet fantasmé. Plusieurs interprétations (Tauveron, 2002) peuvent être proposées aux élèves : « c’est un rêve de petit garçon », « le robot, c’est le papa »… La
reconstitution de l’intrigue sera différente suivant l’interprétation choisie. Comme l’affirme C. Tauveron, dans ce cas, « la détermination de l’intention du texte ne succède pas la saisie de
l’intrigue mais la conditionne bel et bien ».
- en
cherchant comment le récit est construit (voir schéma 1-B) : le texte peut ne pas présenter l’histoire de façon chronologique ou comporter des récits parallèles. C’est par exemple le cas de
Black Out de Brian Selznick où nous suivons alternativement Ben et Rose, deux enfants, pour comprendre à la fin que Rose est en fait la grand-mère de Ben. Le lecteur devra alors
remettre en ordre le récit en faisant des inférences à partir des indices relevés dans le texte. Le texte peut aussi s’organiser autour de deux récits enchâssés comme dans Le Sauvage de
David Almond où nous lisons alternativement le récit conduit par Blue Baker, récit dans lequel il raconte l’écriture de son livre Le Sauvage et des extraits de ce livre. Reconstituer
l’intrigue nécessite ici que le lecteur propose une interprétation de cet enchâssement. L’écriture du Sauvage est une forme d’exutoire pour Blue Baker qui vient de perdre son père et qui est en but à
la violence d’un de ses camarades.
- en
complétant les blancs du texte (voir schéma 1-D), nous reconnaissons là le rôle du détective : cela peut être des ellipses narratives mais aussi une absence d’informations sur un personnage,
sur ses intentions, sur le lieu où le récit se déroule… Pour combler ces blancs, le lecteur doit procéder à des inférences à partir des indices présents dans le texte mais aussi de ses
connaissances. Certains de ces blancs sont monosémiques, c’est-à-dire qu’on ne peut les compléter que d’une façon. D’autres, au contraire, sont polysémiques. Ils peuvent donner lieu à
plusieurs interprétations de type 1. C.Tauveron donne l’exemple du loup dans Une soupe de caillou d’Anaïs Vaugelade, un loup « dont on ne sait ni d’où il vient, ni où il va, ni surtout ce qu’il
pense : on ignore donc son but ». Deux interprétations s’offrent alors au lecteur, deux façons de combler ce blanc : l’une où ce loup est conforme au stéréotype, l’autre où il s’agit d’un loup
dépressif, venu de nulle part et n’allant nulle part, ces deux interprétations pouvant être étayées par le texte. On voit ici que suivant le choix qui sera fait par le lecteur, la reconstitution de
l’intrigue ne sera pas la même ;
- bien
vérifier qu’il a compris, autrement dit piloter sa compréhension en l’évaluant régulièrement et en la régulant (voir schéma 1-C) : ce sont les stratégies métacognitives décrites par J.
Giasson mais dont C. Tauveron souligne aussi le caractère essentiel
- et,
pourquoi pas, prendre du plaisir (voir schéma 1-E) en cherchant les pièges tendus par l’auteur?
Le lecteur peut, à tout moment du voyage, sortir du texte et
- tel un
archéologue, fouiller sa mémoire (voir schéma 2-A) pour chercher dans ses connaissances sur la vie, sur le monde mais aussi dans tous les textes qu’il a déjà lus ce qui peut éclairer
celui-ci ;
- raconter le récit,
c’est un des macro-processus décrits par J. Giasson (voir schéma 2-B).
C’est fort de ce qu’il a découvert dans sa mémoire que le lecteur peut replonger dans le texte :
- pour mieux
le comprendre, pour l’interpréter, faire des liens tel un tisserand (voir schéma 3-A), par exemple, avec les autres oeuvres d’un même auteur. Dans la trilogie constituée par L’ombre de
chacun, La source des jours et La forêt entre les deux, Mélanie Rutten organise un fin tissage entre les trois ouvrages, chacun s’inscrivant dans les blancs des autres, les éclairant
d’un nouveau jour, incitant à la relecture et transformant ainsi l’intrigue ;
- pour
évaluer la pertinence de ses interprétations en les confrontant à celles des autres (schéma 3-B) ;
- pour
découvrir d’autres pistes d’interprétation, aller et venir dans le texte à la recherche d’autres indices (schéma 3-C) ;
A partir de tout ce qu’il aura engrangé, le lecteur peut sortir du texte et
- pour mieux
comprendre encore, résumer le texte en comblant les blancs, en clarifiant ce qui était opaque, en explicitant les liens logiques entre les événements de l’histoire (voir schéma 4-A)
;
- pour en
extraire en le contenu symbolique, chercher ce que cette oeuvre dit au-delà des mots, quelle est l’intention de l’auteur derrière l’intrigue proposée, en un mot se faire lectant
interprétant (voir schéma 4-B) ;
- pour
porter un jugement esthétique (voir schéma A-C), être attentif aux mots choisis par l’auteur, à la façon dont il a construit son intrigue, construit ses personnages, au narrateur et au point de vue
choisis.
Dans les schémas, sont indiqués
- en bleu ciel,
l’attitude à adopter par rapport au texte : se plonger dans le texte, en sortir pour y revenir puis en sortir à nouveau ; ce mouvement de va-et-vient peut se renouveler autant que le souhaite le
lecteur et plus le texte est dense, plus il sera pertinent et fructueux. Les différentes phases, bien que présentées successivement ne sont pas pensées comme étanches, elles peuvent évidemment être
simultanées mais mener de front plusieurs stratégies peut être difficile pour les élèves.
- en orangé ,
l’objectif du lecteur, ce qu’il cherche à faire : comprendre les phrases, le récit, vérifier qu’il a compris, compléter les blancs, éclaircir les zones d’ombre, reconstituer le récit, prendre du
plaisir, évaluer la pertinence des interprétations proposées, extraire le contenu symbolique du texte, porter un jugement esthétique. Cette liste ne s’entend pas chronologiquement ni n’impose un
parcours obligatoire pour chaque texte, pour chaque lecteur
- en violet, ce
qu’il doit faire pour atteindre son objectif
- en bleu turquoise,
comment le faire, quelles questions se poser
Cette carte est à lire non comme une liste d’injonctions mais comme autant de possibles lorsqu’on est face à un texte. Puisque la lecture littéraire est à considérer comme une
activité de résolution de problèmes, ces stratégies ne sont en fait à mobiliser qu’en fonction des problèmes à surmonter. La carte que nous avons construite à partir de l’ouvrage de R. Goigoux et S.
Cèbe (2013) est complémentaire de celle-ci dans le sens où elle apporte des précisions sur la question du personnage.
Extrait de mon mémoire de Master 2,
Le racontage, initiation à la lecture littéraire, 2017